Pauvre égoïsme bafoué à travers les siècles par les profiteurs ou les ignorants, les orateurs qui la font au sentiment et les doctrinaires qui ne voient rien au delà de la fabrication des formules — livres ou pillules, ad libitum.
Pauvre égoïsme auquel on en veut d’être vrai, cru, franc ! Pas l’ombre d’un manteau de rhéteur sur ta chair frémissante des caresses de Mère Nature. Pas de rouge, ni de poudre de riz ; pas de demi-teinte ! Pas de langage symbolique ou de paroles métaphysiques ! Tu dis les choses comme elles te viennent, sans fioritures, sans complications, sans hyperboles.
Tu es une manière de Paysan du Danube et tous ceux qui aiment à ce qu’on s’exprime et se vête, en y mettant des formes, se liguent contre toi. Ils accourent de tous les points de l’horizon intellectuel, moral, spirituel. Et ils accourent en gueulant : « Soucie-toi d’abord de Dieu, de la loi, de la règle ; soucie-toi d’abord du voisin ; dévoue-toi pour l’humanité, pour l’Eglise, pour la société, pour la collectivité, pour la nation, pour le parti, pour ton semblable, pour ton frère. Sacrifie-toi, sacrifie-toi, sacrifie-toi. »
Haro sur le misérable qui ne veut pas se soucier d’autrui, du non-moi, de son prochain. Pareil bandit n’est pas digne de vivre. Qu’on le ligotte, qu’on le lapide, qu’on le brûle, qu’on le fusille, qu’on l’assomme et qu’on le jette dans un puits, où il ira rejoindre la vérité.
Car égoïsme et vérité, vous ne faites qu’un.
Que dis-tu, ô égoïsme, qui motive les clameurs, la haine, les persécutions, les coups, la lapidation, la mise à mort. Tu dis ceci : « Votre altruisme et votre sentimentalisme sont du chiqué. Vivez pour vous d’abord, chacun pour soi. Et ne tolérez pas qu’on vous fasse du boniment. Vivez pour vous et développez-vous au maximum de vos possibilités, refusez-vous à vous laisser dominer, exploiter, mener, influencer diriger, orienter, bourrer le crâne. Rejetez tout ce qui est de nature à empiéter sur ce que vous êtes, c’est-à-dire sur ce que vous produisez par votre effort personnel. Insouciez-vous du passé comme de l’avenir — le passé, ceux qui vous ont précédé, l’ont mis à contribution, et en ont joui — vous ne leur devez rien. L’avenir, ceux qui vous suivront le détermineront et le modèleront à leur façon : ils ne vous devront rien. Commencez par vous. »
L’altruiste dit : que chacun commence par autrui, ce qui revient à dire : lui impose une règle de conduite générale, une doctrine universelle, une formule globale convenant à tous et à chacun. — L’égoïste dit : que chacun commence par soi, c’est-à-dire s’impose une règle de conduite, une doctrine, une formule bonne pour lui, pour son déterminisme, pour son tempérament. D’abord.
L’altruiste dit : mon programme vous rendra heureux, adoptez-le les yeux fermés et cela a priori. — L’égoïste dit : Voyez donc si ma conception de la vie peut faire votre bonheur et ne l’adoptez qu’a posteriori. En attendant, fichez-moi la paix, comme je vous la fiche. Ne vous mêlez pas plus de mes affaires, que je me mêle des vôtres.
L’altruiste dit : tu ne vaux que par les autres. — L’égoïste dit : je vaux autant que toi.
L’altruiste dit : ta liberté s’arrête là où elle risquerait d’empiéter sur la loi commune. — L’égoïste dit : ta liberté s’arrête là où elle empiète sur la mienne.
L’altruiste dit : règle tes rapports avec les autres hommes par un contrat qui t’es imposé, avant que tu aies pu en discuter, par la majorité, un parti, une oligarchie, une élite, un homme. — L’égoïste dit : je ne passe de contrat avec toi qu’à condition que j’aie pu préalablement le discuter et que je puisse le résilier quand je me trouverai lésé.
L’altruiste dit : quand tu t’associes, tu deviens la propriété de l’association ; sa chose, sa dépendance. — L’égoïste dit : quand je m’associe, l’association devient ma propriété, ma chose, un moyen d’affirmer encore plus mon individualité.
L’altruiste a toujours à la bouche un désir avoué ou occulte de spiritualiser autrui, de supprimer ou de refouler ce qu’il y a de matériel en lui, de réduire le physique à un plan secondaire. — L’égoïste dit : il n’y a que ma peau qui compte, tout, en moi est physique et chimique. Le reste est sottise et exploitation.
Si, dès l’origine, chacun avait considéré sa peau comme la seule chose qui vaille la peine d’être prise au sérieux, il n’y aurait eu ni domination, ni exploitation, ni guerre, ni esclavage, ni étatisme d’un genre ou d’un autre. Chaque fois que dans un milieu humain, la mentalité sera telle que personne ne voudra se sacrifier pour le profit ou l’intérêt ou les ambitions d’un autre, il n’y aura ni domination, ni exploitation, ni guerre, ni esclavage, ni étatisme. Il en sera de même chaque fois que dans un groupement d’homme quelconque, nul ne consentira à laisser empiéter autrui sur ce qu’il est ou sur ce qu’il produit par son propre effort. Qu’on soit isolé ou associé, cela ne change rien aux choses.
L’altruiste dit : restriction et constriction égales. — L’égoïste dit : liberté et autonomie égales.
L’altruiste résout le problème par la soumission. L’égoïste par la liberté. — L’altruiste déclare que l’ordre est la fille de la soumission. L’égoïste dit que la liberté est la mère de l’ordre.
Mussolini, Hitler et tous les dictateurs de tous les temps sont des altruistes fieffés : ils veulent relever, réveiller, réformer, renouveler les Italiens, les Allemands ; les combler, les accabler des bienfaits. Ils sont contre l’égoïsme et les égoïstes, contre le matérialisme et les bas appétits, bien sûr. Ils s’appuient sur la religion, une mystique de masse, une psychose nationaliste, etc.
Les rois du pétrole, des canons, des allumettes, du cochon, ne sont pas des égoïstes et sont toujours partis en guerre contre l’égoïsme et « l’intérêt individuel avant tout ». Ces gens-là sont pour l’église, les bonnes mœurs, la famille, l’Etat et le sentiment ; de leurs deniers ils protègent tout ce qui prêche de s’oublier pour autrui. Certains d’entre eux le préconisent en chaire, d’autres dans les Parlements. Entendez-les tonner contre les suspects d’« un matérialisme qui fait une brute de l’homme ».
Jouons donc cartes sur table.
Ni Mussolini, ni Hitler, ni les rois de la presse et des armements n’existeraient un seul instant si chaque homme et chaque femme, pris individuellement, regardait comme leur ennemi quiconque leur conseillerait de ou les contraindrait à subordonner un seul instant de leur vie à un idéal collectif, que dis-je à un idéal quelconque.
Jamais ces gens-là n’ont été des hédonistes. Ils n’ont jamais voulu faire de leur activité un plaisir continuel. Ce sont des ambitieux, des illuminés, des privilégiés ou des monopoleurs dont la vie est empoisonnée par la crainte d’un attentat, ou celle d’être jetés en bas du pouvoir par un concurrent ou par une révolte, par la perspective de la faillite ou du suicide ou de la ruine sous une forme ou sous une autre ou que sais-je encore ? Les faits sont là qui parlent : TOUT CE QU’ILS SONT OU ONT DEPEND D’AUTRUI — du bon vouloir des autres.
Des égoïstes, ça ; des hédonistes, ça !
Il ne faudrait pas pourtant nous faire prendre des vessies pour des lanternes.
E. ARMAND
La Voix libertaire n°234 – 26 Août 1933