Égoïsme et Altruisme dans l’Encyclopédie Anarchiste

Les entrées Egoïsme et Altruisme de l’Encyclopédie Anarchiste dirigée par Sébastien Faure et publiée en 1934. Les versions de l’Encyclopédie sur theanarchistlibrary.org et sur encyclopedie-anarchiste.xyz sont incomplètes. Celle disponible sur wikisource est complète et en PDF.

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ÉGOÏSME n. m. (de ego, moi ; le suffixe isme marque la tendance). Tendance a tout considérer par rapport a soi. Opinion courante : vice de l’homme qui rapporte tout a soi, par suite d’une imperfection du « cœur » et de l’intelligence. On l’oppose à altruisme, abnégation, oubli de soi, vertu des « cœurs » bien places. (V. Altruisme.)

Chacun n’ayant qu’un cerveau, s’en sert comme il peut pour trouver la règle de sa conduite. Quelle que soit cette règle, il est évident qu’elle aura son origine dans le sujet pensant : il n’y a pas d’homme extérieur à soi-même. Le patriote défend le pays qu’il croit le sien ; l’exploiteur, l’état de choses dont il profile ; l’individualiste entend préserver sa petite personne, les querelles entre États n’étant pas « son affaire » ; l’artiste sent « quelque chose » qui le pousse à s’exprimer… tous agissent par besoins d’agir, pour durer : par égoïsme. Pourtant, c’est faire montre d’une grande imprudence, ou d’un cynisme impardonnable, que d’assigner publiquement a l’égoïsme la place qui lui revient. On veut être trompé, même consciemment ; sur la place de village, il faut absolument que le charlatan dise qu’il n’a d’autre but que de soulager la pauvre humanité ; personne n’est dupe, et pourtant, il lui en coûterait cher que de se passer de cette formalité d’hypocrisie. Les progrès immenses de la science moderne ne font qu’effleurer les foules prostrées ; dans l’attente intéressée de leur salut, elles se laissent priver de tout droit a l’existence. Il n’est donc pas question de partisans ou d’adversaires de l’égoïsme ; l’altruisme n’est que le déguisement pris par la volonté de vivre, l’instinct de conservation, pour se rendre acceptable dans une société cimentée d’hypocrisie : l’homme, qui est un loup pour l’homme, trouve toujours avantageux de jouer au berger. Tant de personnes battent monnaie de l’exploitation de leurs « sentiments nobles » et de ceux de leurs congénères, qu’il semble sacrilège de les mettre en doute ; et comme les dupes préfèrent généralement leur innocente ignorance aux tracas de la lutte, le règne des mots semble bien loin de cesser. Le pis est que l’hérédité et l’adaptation au milieu semblent avoir incrusté certaines notions métaphysiques et profondément dans l’être humain, qu’il est commun de voir des personnes instruites et intelligentes s’efforcer de réhabiliter la morale, uniquement parce que l’évidence leur semble trop épouvantable. Et si les profiteurs de l’altruisme ont forgé de toutes pièces une conception du monde destinée à renforcer leur position, leurs victimes se sont montrées tout aussi consciencieuses, et pour parer leur déchéance, ont fabriqué par séries morales et théologies, toutes rivalisant de tracasseries et de subtilités. C’est cet imbroglio, casse-tête chinois capable de dégoûter du métier d’« être pensant », qui fit dire a Nietzsche : « Il faut d’abord pendre les moralistes ! »

La réalité est pourtant trop claire pour que le charlatanisme ait eu victoire facile, et jamais l’intelligence n’a tout à fait abdiqué ses droits. C’est l’histoire de la philosophie elle-même qu’il faudrait retracer pour donner une idée de ces luttes millénaires. La Grèce antique eut, comme protagoniste du plaisir, Aristippe, dont les théories, élargies et modifiées, furent magistralement exposées par Épicure (342-270 avant l’ère vulgaire. (La morale d’Épicure, (Alcan), J.-M. Guyau.) La vigueur de la pensée d’Épicure confond d’admiration, et ce n’est pas sans mélancolie qu’on mesure les vingt-trois siècles qui nous séparent de lui, quand on voit combien peu, de nos jours encore, ont su profiter de sa réconfortante sagesse. Son système fut surtout combattu par les Stoïciens, car la vertu n’a pas de place chez lui ; s’il fait ce qu’on est convenu d’appeler « le bien », c’est qu’il y trouve son compte ; s’il est sobre, c’est pour conserver sa santé, et aussi pour être plus libre, ayant moins de besoins. Il force l’admiration même de ses adversaires qui le prennent maintes fois comme exemple : on voit que tous les égoïstes ne sont pas du calibre de celui de La Bruyère, qui doit déguiser le sien en goujat pour nous le rendre haïssable : « … Le jus et les sauces lui dégouttent du menton et de la barbe… ; il cure ses dents, et continue a manger ! » (Caractères.)

Érasme, Montaigne, Pascal, ont considéré la morale du bonheur — égoïsme, épicurisme — comme la seule qu’on puisse opposer à la morale « d’abnégation » du christianisme. — La Rochefoucauld (1613-1683) reconnait, d’ailleurs avec regret, que tout n’est qu’égoïsme : « Les vertus se perdent dans l’intérêt comme les fleuves se perdent dans la mer ». (Maximes.) A force de travail, Gassendi reconstruit le système oublié d’Épicure ; à son tour, Spinoza tente d’unir les deux théories adverses, mais bientôt, avec Hobbes, Locke, Hume, Adam Smith, la théorie de l’égoïsme est définitivement remise en honneur. Cette résurrection, grâce surtout à Helvétius, a influencé beaucoup la Révolution française. Plus prés de nous, c’est encore l’égoïsme — l’intérêt personnel — qu’avec Bentham, Stuart Mill, Spencer, la philosophie anglaise va considérer comme l’unique levier capable de faire agir l’humain. Bien que le socialisme, le syndicalisme, l’anarchisme, soient bien loin de s’exprimer avec la logique et la clarté souhaitables, s’encombrant trop souvent de la terminologie brumeuse de la métaphysique chrétienne, ces écoles n’ont pas d’autre fondement que l’égoïsme individuel ou collectif. « Vivre, tel est le premier ressort de l’être humain, le premier et l’ultime motif de toutes ses manifestations vitales. Nier l’égoïsme, c’est nier la vie. Il n’y a pas d’altruistes, le mot « altruisme » est un synonyme d’égoïsme, et non son antonyme » (John-Henry Mackay.) En passant, indiquons la ligne de démarcation — si ligne il y a — entre les anarchistes-communistes et les anarchistes-individualistes, ces derniers n’ayant pas, comme les premiers, foi en l’avenir pour « inspirer » a chacun un égoïsme marchant d’accord avec l’intérêt général. J.-M. Guyau tente de réconcilier individu et société : « La vie ne peut se maintenir qu’à la condition de se répandre », dit-il. « Il y a une certaine générosité inséparable de l’existence, et sans laquelle on meurt. » Besoin de générosité… altruisme égoïste… (Essai de morale sans obligation ni sanction, (Alcan), J.-M. Guyau.)

Aidée par la science, la philosophie aurait pourtant tâche facile pour ouvrir les yeux, si on ne préférait les mirages à la réalité. On conçoit que cette immuabilité de la bêtise ait provoqué des réactions violentes, comme celles de Max Stirner (1806-1856), (L’Unique et sa Propriété (Stock), Stirner), de Nietzsche (1844-1900). « Comment a-t-on pu transformer le sens de ces instincts au point que l’homme a pu considérer comme précieux ce qui va contre son moi ? Le sacrifice de son moi à un autre moi ! Honte à ce misérable mensonge psychologique qui a eu jusqu’à présent le verbe si haut dans l’église et dans la philosophie infestée de l’Église ! (La Volonté de puissance (Mercure de France), Nietzsche.)

« Quelle sera la tache que je me proposerai dans ce livre ? (La Volonté de puissance.) Ce sera peut-être aussi de rendre l’humanité « meilleure », mais dans un autre sens, dans un sens opposé ; je veux lui dire de la délivrer de la morale, et surtout des moralistes — de lui faire entrer dans la conscience son espèce d’ignorance la plus dangereuse… Rétablissement de l’égoïsme humain ! »

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Un croisade pour le rétablissement de l’égoïsme ? Certes, elle est urgente ; il n’est que la santé épicurienne pour nous débarrasser de l’incohérence et de l’hypocrisie actuelles. Les milieux les plus avancés sont infestes de christianisme, l’abnégation — genre d’égoïsme accidentellement utile aux autres — reste la vertu par excellence ; on oublie que le « devoir » est relatif au but que l’on se propose, et qu’en renonçant au but, on se libère en même temps de toute obligation. Je fais de la propagande, parce que la misère et la bêtise ambiantes impressionnent, menacent, enlaidissent ma vie ; je ne bois pas d’alcool… parce qu’il détruit l’intelligence ! Aux uns des jouissances matérielles, aux autres le « raffinement » ; à chacun son plaisir…

Amener les gêneurs à partager ses ambitions, les entraîner vers des résolutions répondant à ses desseins, cela s’appelle « faire de la propagande ». La foule aime la dépendance qui lui épargne la responsabilité ? L’anarchiste, lui, aime la liberté, au point que, malgré sa répugnance, il tente souvent de l’inciter à l’effort libérateur ; de ses victimes, il se fait des alliés ! Égoïsme ? Altruisme ? — « Il faut d’abord pendre les moralistes ! »

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Détruire l’hypocrisie qui la cimente, — montrer les mobiles intéressés de toutes les actions — c’est peut-être désagréger irrémédiablement la société. Mais qu’importe ? Quoi qu’en dise Le Dantec, ce malthusianisme planétaire vaut mieux que des sociétés « mal venues ». Après avoir détruit, simplement en les expliquant, la valeur logique des notions métaphysiques — Dieu, Droit, Loi, etc., — ce savant — Crainte de l’Inconnu ? Inconscient vertige ? — ce savant justifie l’ « hypocrisie nécessaire » au maintien de la société, avec toutes ses conséquences. (L’Égoïsme (Flammarion), Le Dantec.) Mais pourquoi continuer si le mal est sans remède ?

Que le cynisme — égoïsme sans masque — détruise la société, rien n’est d’ailleurs moins certain. Il ne peut guère s’y propager que par un lent processus, et qui sait si la société ne s’y adaptera pas à la longue ? La vie a le temps, ses formes sont innombrables et imprévisibles : qu’elle accomplisse elle-même ses destinées… Quant à nous, soucions-nous de la notre ; l’« Avenir » n’y peut rien perdre : des vivants jouissant de leur vie, n’est-ce pas la une magnifique leçon de choses pour les générations futures ?

— Lucien Wastiaux.

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ÉGOÏSME. Amour de soi. Telle est la définition conforme à l’étymologie. L’amour de soi n’est pas un sentiment condamnable, mais un sentiment nécessaire, tant qu’il se traduit par le souci de notre conservation, la recherche de ce qui est susceptible de nous rendre heureux et de nous éviter de la douleur, sans toutefois mettre en péril le droit et la faculté, pour autrui, de se comporter identiquement, en vue des mêmes avantages. Faute d’un minimum de sollicitude à l’égard de notre personne, la lutte pour l’existence perdrait sa raison d’être, les associations seraient dépourvues d’objet, et la vie elle-même deviendrait un bien méprisable. Considéré sous cet angle, l’amour de soi — volonté de vivre et d’être heureux parmi des heureux — est profitable à la fois à l’individu et à la société, sans dommage pour cette dernière.

Mais il n’en est plus de même lorsque la préoccupation de conserver notre existence, et de nous ménager des félicités sensuelles, se développe jusqu’à nous rendre indifférents a l’égard des souffrances et des deuils qui pourraient en résulter autour de nous. Loin de favoriser l’harmonie entre les humains, une telle déformation est éminemment destructrice de la confiance mutuelle et de la solidarité. Elle aboutit en retour, non sans fréquence, au pénible isolement ou à la mort de l’individu dont venait tout le mal.

Ainsi se trouve une fois de plus démontré que, de l’exagération d’une qualité, peut surgir un défaut. Rendus excessifs, l’amour-propre engendre la vanité ; l’économie détermine l’avarice ; la bonté se mue en faiblesse ; la prudence en lâcheté ; le calme en froideur. Cependant, alors que, dans chacun des cas ci-dessus, la langue met à notre disposition, deux mots non douteux, l’un pour designer la qualité, l’autre, le défaut correspondant, il est à remarquer qu’il n’en est pas de même pour ce qui présentement nous occupe.

Est-ce parce que la religion chrétienne, ayant prêché l’abnégation, le moi a été rendu haïssable jusque dans ses aspirations les plus légitimes ? À part égotisme, peu usité, et qui se confond presque avec égoïsme, il n’est pas de mot synthétique pour designer avec avantage ce qui, dans l’amour de soi, représente un ensemble de qualités utiles, sans opposition avec la morale rationnelle, et qui sont : la fierté, le désir de plaire, l’exaltation de la personnalité, le goût de l’indépendance, le culte raffiné des qualités propres, la combativité pour la défense des droits.

Le mot : égoïsme, dans le langage courant, n’est utilisé qu’avec un sens péjoratif, c’est-à-dire pour designer l’ensemble des défauts qui résultent de l’exagération des caractères ci-dessus. Il signifie : Recherche des satisfactions personnelles sans souci des conséquences pour autrui. Et, s’il cessait d’être à notre disposition pour designer cet état d’esprit peu louable, il faudrait en inventer un autre pour le remplacer.

Cette insuffisance de la langue est cause de confusions dangereuses : Des personnes devant lesquelles on fait l’éloge de l’égoïsme, par opposition à la résignation chrétienne, s’en trouvent avec juste raison scandalisées, en raison de la signification particulière que l’on accorde à ce terme. D’autres personnes, persuadées qu’une part d’égoïsme bien compris est chose rationnelle, en arrivent à faire de lui un système exclusif ; elles franchissent, sans qu’aucune limitation du sens des mots les mette en éveil, la frontière qui sépare l’amour de soi noblement conçu, de son ombre, ou de sa caricature : l’égoïsme antisocial, et poursuivent dorénavant comme le moyen de l’union des hommes ce qui, en réalité, contribue à l’entretien, parmi nous, des mœurs de la jungle.

Si le mot égoïsme doit demeurer seul en notre vocabulaire pour exprimer à la fois le contenu de ce qu’il signifie de juste et de moins excellent, ou même de détestable, sans doute serait-il nécessaire de distinguer entre l’égoïsme raisonnable et l’égoïsme inhumain, entre celui qui fait bon ménage avec l’altruisme — cette recherche du bonheur personnel dans le bonheur commun — et celui qui mène contre lui la guerre, à moins qu’il ne s’en serve comme d’un masque séduisant.

— Jean Marestan.

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ÉGOÏSME. Ce mot désigne simplement ce qui a rapport à soi. L’égoïsme procède de l’instinct de conservation, ce n’est pas plus un vice qu’une vertu ; c’est un fait. Comme la pesanteur !

L’égoïsme est nécessaire au fonctionnement harmonieux de l’individu autant que ses organes physiques.

Le sens exclusivement péjoratif que l’on prête à ce mot suffirait à donner la mesure de l’hypocrisie sociale. Les conventions reposent sur de tels mensonges que ce sentiment naturel est hypocritement répudié comme un vice. Et pourtant, l’égoïsme, en soi, n’est ni bon ni mauvais. Il est. Simplement.

Selon l’atavisme, le tempérament, l’ambiance et l’éducation des individus, l’égoïsme se qualifie. Il produit chez celui-ci de la violence, chez celui-là de l’avarice et chez cet autre de l’amour.

Prenons un exemple : Sous les yeux de Jean, de Pierre et de Jacques, Paul est enlevé par une vague ! Aussitôt, Jean fuit ce lieu dangereux et va se mettre à l’abri ; Pierre, au vêtement de qui Paul avait tenté de se retenir, l’a violemment repoussé dans l’abîme pour n’y être pas entraîné avec lui. Dans le même temps, Jacques, sans se soucier de son propre danger, s’est jeté dans les flots, il a lutté contre leur violence et ramené Paul à la vie.

Tous trois ont commis un acte égoïste.

Ces actes sont différents parce que chaque individu avait une sensibilité différente. La sensibilité de Jacques a rendu son égoïsme salutaire à Paul, c’est incontestable ; mais tout comme Jean et Pierre, il fuyait une souffrance, sa propre souffrance, faite par réflexe, des souffrances de Paul !

Cultivons donc notre sensibilité et éduquons-la pour que notre égoïsme soit plus agréable et bienfaisant à autrui, nous multiplierons ainsi mutuellement la somme de nos jouissances. Mais ayons la cynique honnêteté de nous reconnaître égoïstes.

L’antonyme d’égoïsme est altruisme et ce mot ne désigne rien qui soit. — Raoul Odin.

Source : https://fr.wikisource.org/wiki/Encyclop%C3%A9die_anarchiste/%C3%89go%C3%AFsme_-_%C3%89lectroth%C3%A9rapie

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ALTRUISME (lat. alter, autre) — On a tort de faire de ce vocable l’antonyme d’égoïsme : ce sont deux têtes sous le même bonnet. L’altruisme est le nom que prend l’égoïsme pour ne pas être reconnu, c’est le vêtement qu’il adopte quand il craint d’être découvert. Toutes les variétés d’altruisme ou soi-disant amour du prochain se ramènent à l’égoïsme. C’est le courtisan La Rochefoucauld qui a raison contre les pédants, les idéalistes à l’eau-de-rose, les énergumènes, les donneurs de conseils et autres professeurs d’énergie, animés d’excellentes intentions et pourris d’optimisme. Ils veulent faire le bonheur des autres malgré eux. Il est de bon ton, dans certains milieux, de « réfuter », avec quels arguments ! l’auteur des Maximes. De vieux examinateurs grincheux refusent systématiquement au « baccalauréat » les petits jeunes gens qui osent partager l’avis de La Rochefoucauld. Il est interdit d’avoir une opinion personnelle là-dessus, comme sur beaucoup d’autres choses. Il est entendu que l’altruisme est la plus haute des vertus et distingue l’homme de l’animal. — L’altruisme, tel qu’on le pratique, est profondément immoral ; c’est un mensonge. L’altruisme des faibles, des esclaves, des infirmes (intellectuellement et physiquement) est la source d’une infinité de maux : altruisme de soumission, d’obéissance et de passivité. C’est lui qui engendre les conflits internationaux qu’il fait semblant de déplorer. Sous le couvert de l’altruisme se perpétuent le crime et l’ignorance, la résignation, la servitude et l’aplatissement. Ce que les altruistes accordent le plus facilement, ce sont des promesses. La règle : donner et retenir ne vaut, devrait avoir la même valeur en morale qu’en droit. Or, l’altruisme ne donne rien en échange de l’abdication de la personnalité qu’il exige des bénéficiaires. L’aumône est une diminution. L’altruisme profite surtout à ceux qui le pratiquent. Il est prétexte à banquets, décorations, divertissements de mauvais goût. La chimère de l’altruisme est une réalité par les ravages qu’elle exerce. Mutualisme, solidarisme, pacifisme, etc., ne quittent pas le domaine de l’abstraction, s’expriment en phrases creuses que les badauds prennent pour des réalités. À l’altruisme s’oppose l’amour, qui est la sincérité.

— Gérard de Lacaze-Duthiers.

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ALTRUISME n. m. Tous ceux qui ont examiné avec persévérance et impartialement cet être qu’est l’homme, être éminemment complexe et capricieux, ont acquis la conviction inébranlable que le mobile unique de toutes ses actions, des moindres comme des plus importantes, c’est : la recherche du plaisir ou la fuite de la souffrance ; c’est : entre deux plaisirs, la recherche du plus grand, entre deux souffrances, la fuite de la plus vive.

Il ne me paraît pas raisonnable d’admettre que, lorsqu’il est appelé à agir, l’individu puisse négliger tout à fait le souci de son « moi » et lui préférer le souci des autres au point de faire le sacrifice de ses intérêts propres en faveur de ceux d’autrui.

Cette constatation serait on ne peut plus facile à noter, s’il n’existait forcément, dans la manière d’être de l’individu social, une série d’actions qui, à première vue, semblent contredire ce fait : services rendus, actes de générosité, de dévouement, de sacrifice, allant parfois jusqu’au sacrifice le plus grand — le plus sublime ou le plus idiot — et le seul définitif : le sacrifice de la vie.

De là, la querelle — querelle de mots le plus souvent — entre « Égoïstes » et « Altruistes ».

Dans cette catégorie de gestes, qui relèvent, sans examen approfondi, de l’Altruisme, le sentiment du « Moi », l’égoïsme, au sens vulgaire et étymologique du mot, est, peut-être, un peu difficile à déchiffrer ; mais, en fin de compte, on y parvient, pour peu qu’on veuille ne pas oublier que l’ego a des besoins intellectuels et moraux aussi et parfois plus puissants que ses besoins physiques.

Je néglige une foule d’actions de minime importance : provenances, démarches, petits services que nécessite la vie en Société et qui, bien loin de la rendre désagréable, contribuent à l’embellir et, par leur caractère de réciprocité forment un des côtés les plus séduisants de l’existence. Qui n’a goûté le charme de ces mille riens, que l’habitude rend quasi spontanés, riens insignifiants s’ils sont pris isolément et qui, additionnés les uns avec les autres, forment comme le tissu de la vie sociale et, sur le fond trop souvent sombre de cette vie, projettent la note claire et gaie ?

Cette multitude de gentillesses, de gracieusetés, d’amabilités, de politesses, de menus services entrent dans la balance que je tente d’établir entre les actes qui procèdent de la tendance égoïste et ceux que détermine la poussée altruiste.

Mais, parallèlement à ces « petites choses », se déroulent des faits plus notables et dans lesquels il semble difficile de surprendre la préoccupation du « Moi ». Ici, le problème se complique. Je vais pourtant essayer de montrer que si, dans cette série d’actions, le sentiment personnel s’efface en apparence, il s’affirme en réalité.

Les lauriers de ceux (Barrès, Bourget et consorts) que la critique bourgeoise a mis au rang des psychologues les plus pénétrants et les mieux avisés ne m’empêchent pas de dormir. Aussi, ne psychologuerai-je pas à perte de vue. Il me suffira de faire remarquer :

Qu’en pareille matière, nous réussissons bien rarement à discerner le « pourquoi » véritable de nos propres actions et, plus rarement encore, à glisser un œil sûr dans le sanctuaire voisin, ce qui explique la difficulté de résoudre le problème dont il s’agit. Que ce qui vient ajouter à cette première difficulté, c’est que, en vertu d’une petite vanité — après tout bien humaine — nous avons peine à ne pas nous donner le change, à nos propres yeux, sur les véritables mobiles d’un acte de ce genre ; que, néanmoins, le philosophe ne saurait rationnellement admettre que l’individu, surtout quand il s’agit d’une action destinée à marquer dans son existence, puisse s’oublier ou s’immoler complètement. Que, à l’individu vivant au sein de l’agglomération humaine et en contact permanent avec ses semblables, il est absolument impossible, et cela chaque jour davantage, d’échapper à l’emprise des idées et des sentiments que lui inspire ce contact incessant. Que l’être humain est un compost de besoins, d’appétits, de tendances extraordinairement divers et parfois même opposés, en sorte qu’il est emporté dans tel sens ou dans tel autre, suivant qu’il est, dans l’instant même où il agit, dominé par les uns ou par les autres. Que les besoins affectifs qui forment tout le courant sentimental proprement dit, depuis l’originelle tendance à la sociabilité, qui en est la source, jusqu’à l’altruisme le plus élevé qui en est l’embouchure, sont, chez certaines natures plus nerveuses, plus délicates, plus sensibles, plus affectueuses, plus affinées, beaucoup plus impérieux que les autres besoins et que, conséquemment, celui qui en ressent fortement l’aiguillon a autant de joie à les satisfaire, même au péril de ses jours et au détriment de ses intérêts matériels, que de peine il aurait à les méconnaître et à les étouffer.

Ce n’est pas tout ; je fais encore observer : que l’humanité ou le « Moi général » n’est, au demeurant, qu’une sorte de prolongement et de totalisation de chaque « Moi individuel » et que, si chacun peut, en ce qui le concerne, se considérer à juste titre comme le centre de l’univers, ce « moi individuel » ne peut pas plus s’abstraire, en réalité, du « moi collectif » que le centre de la circonférence. Que, par conséquent, quiconque sert autrui se sert soi-même, quiconque rend service, est utile à autrui, se rend service et est utile à lui-même.

J’ajoute encore qu’il se passe dans le monde moral un fait analogue à celui que les biologues signalent dans le monde physique : à savoir que les corps organisés ne cessent de prendre et de restituer au monde ambiant : c’est l’assimilation et la désassimilation. L’intelligence et le cœur — entendons par là les facultés intellectuelles et affectives — ne procèdent pas différemment ; c’est un échange continu et nécessaire entre l’individu et l’ambiance sociale dans laquelle il vit et se développe. Quand il prend, c’est de l’égoïsme et quand il restitue, c’est de l’altruisme.

Faut-il rappeler que, lors de sa venue au monde, le paquet de chair et d’os qui vagit dans ses langes est la suite d’une longue série d’ancêtres qui, en lui transmettant leurs qualités et leurs tares, leurs forces et leurs faiblesses, font de lui un petit être incroyablement plastique, représentant, synthétisant l’incalculable lignée de ses prédécesseurs, beaucoup plus qu’une personnalité distincte et indépendante ? Dois-je encore faire état de l’impuissance, du dénuement, de la misère physiologique du nouveau-né, qui le place dans la nécessité, pour vivre et se fortifier, de recevoir les soins de toute nature qui, seuls, le protégeront contre la disparition ? Faut-il, enfin, que je mentionne cette considération que le tout petit, jeté dans la Société par le hasard de la naissance, est appelé à bénéficier, peu ou prou, de tout l’héritage d’efforts accomplis, de travaux effectués, de recherches exécutées par les générations précédentes, qu’il se trouve, ainsi, lié par les services rendus et qu’il serait d’une inexcusable ingratitude qu’il n’en tînt aucun compte ?

De ce qui précède, il faut bien se garder de conclure que le « moi particulier » se doit tout entier au « moi collectif ». Mais il convient d’en inférer que, dès le berceau il s’établit entre chaque être et tous les êtres, des liens si forts et si nombreux, que le problème consiste non à briser ces liens en opposant l’individu à la collectivité, mais à les rendre tels que les intérêts de chacun s’harmonisent avec ceux de ses semblables.

Nul ne peut méconnaître que dans le grand tout économique, intellectuel et moral au sein duquel il est appelé à vivre, son apport est limité à son effort personnel et que tout le reste constitue l’effort des générations passées et des générations présentes, et il doit en tirer cet enseignement moral : que, s’il a le droit de se développer et de vivre pleinement et pour le mieux, en puisant dans ce grand Tout, la somme de satisfaction qu’exige son « Moi », (Égoïsme) il a aussi le devoir d’alimenter ce Grand Tout dans la mesure de ses moyens (Altruisme).

Ici, se trouve la rencontre, le point de jonction de l’Égoïsme et de l’Altruisme : théorie merveilleusement équitable et féconde qui concilie sans efforts tous les intérêts : ceux de l’ensemble et ceux des individus qui le constituent. Ici s’affirme le sens admirable, pratique et exact de cette formule rigoureusement anarchiste : « de chacun selon ses forces à chacun suivant ses besoins ».

Il saute aux yeux que l’application de cette magnifique formule de vie individuelle et sociale ne peut avoir sa raison d’être que dans un milieu social anarchiste et que, dans un tel milieu seulement, pourront s’unir et vivre en bonne intelligence l’Égoïsme avec ses nécessités et l’Altruisme avec ses conséquences.

Les fourbes qui détiennent le Pouvoir et la Fortune abusent criminellement de l’Altruisme dont ils font la plus haute des vertus, qu’ils enseignent du haut de toutes les chaires qu’ils occupent et qu’ils imposent par la force quand leurs exhortations sont insuffisantes. Et toutes les critiques auxquelles cet abus donne lieu sont justifiées. Ce n’est point une raison pour que nous condamnions en soi et toujours l’Altruisme. Ces mêmes détenteurs de la Richesse et de la Puissance spéculent sur la Justice, la Vérité, la Liberté. Ce n’est point une raison pour que nous réprouvions la Liberté, la Vérité et la Justice.

Notre rôle est de démasquer la duplicité de ces imposteurs et, cela fait, d’opposer à leurs mensonges, la véritable Justice, l’exacte Vérité et la Liberté positive. Faisons le même travail en faveur de l’Altruisme et réhabilitons celui-ci. Ne l’opposons pas à l’Égoïsme. Comprenons et enseignons que l’Altruisme n’est qu’une forme supérieure et affinée de l’Égoïsme.

La Vie, la vraie Vie comporte une certaine part de fécondité, pour être réellement heureuse. Cette fécondité n’est autre chose qu’un besoin intérieur, une exubérance nous poussant irrésistiblement à nous répandre, à nous dépenser, à nous donner même, en totalité ou en partie, à quelqu’un ou à quelque chose. C’est le trop plein qui déborde et qu’il faut déverser quelque part : c’est la sève généreuse et abondante qui monte en nous, en certaines circonstances particulièrement favorables, pour fleurir en sentiments élevés et mûrir en sublimes actions.

Voilà ce « je ne sais quoi » encore mal défini, autour duquel ont longtemps tourné sans le découvrir — parce que les moyens d’investigations leur manquaient — tous les grands esprits qui, depuis les civilisations fort anciennes jusqu’aux siècles récents, ont recherché cette pierre philosophale des moralistes : l’union de l’Égoïsme et de l’Altruisme. Ils n’ont pas compris, ils ne pouvaient pas comprendre que les sentiments égoïstes et altruistes se combinent harmoniquement dans la même individualité parvenue à un certain degré d’évolution ; que, dès lors, il n’y a pas lieu de les opposer les uns aux autres et qu’ils constituent simplement deux séries de phénomènes se rattachant à des besoins différents.

C’est un point que n’a pas manque d’élucider, dans une œuvre justement remarquée : Esquisse d’une Morale sans sanction ni obligation (page 246), un jeune philosophe de large envergure, que la mort a prématurément fauché, Marc Guyau : « Il faut que la vie individuelle se répande pour autrui, en autrui, et au besoin se donne. Eh bien ! cette expansion n’est pas contre sa nature ; bien plus, elle est la condition même de la vraie Vie ! »

Bien que dans l’état actuel de la Société, il semble impossible, sans en être victime, de concilier l’intérêt privé avec l’intérêt public, je ne suis pas du tout éloigné de penser, avec Bernardin de Saint-Pierre, qu’ « on ne fait son bonheur qu’en s’occupant de celui des autres » et, avec H. Spencer, qu’ « un jour viendra où l’instinct altruiste sera si puissant, que les hommes se disputeront les occasions de l’exercer, les occasions de sacrifice et de mort ».

Ceux qui placent le bonheur dans les seules satisfactions égoïstes, aussi bien que ceux qui le placent dans les seuls contentements altruistes, se trompent ou sont incomplets, parce qu’ils n’aperçoivent dans l’individu qu’une partie de lui-même : soit que, croyant mieux l’étudier, ils commettent la faute de le séparer du milieu social et de l’isoler, soit qu’ils n’envisagent qu’une partie de la machine humaine : celle qui boit, mange, dort, travaille et procrée, négligeant celle qui pense et qui aime.

Celle-ci a ses besoins comme celle-là ; d’une façon générale, les premiers ne sont ni plus ni moins impérieux que les seconds ; plus forts chez les uns, ils sont plus faibles chez les autres. Seul, l’individu qui les ressent en connaît l’étendue, en mesure la vigueur, sait à quel moment et dans quel ordre ils se présentent et, seul, il peut ainsi calculer la somme de félicité à laquelle correspond leur satisfaction.

Sébastien Faure.

Source : https://fr.wikisource.org/wiki/Encyclop%C3%A9die_anarchiste/Alcoolisme_-_Ame