Les entrées Egoïsme et Altruisme de l’Encyclopédie Anarchiste dirigée par Sébastien Faure et publiée en 1934. Les versions de l’Encyclopédie sur theanarchistlibrary.org et sur encyclopedie-anarchiste.xyz sont incomplètes. Celle disponible sur wikisource est complète et en PDF.
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ÉGOÏSME n. m. (de ego, moi ; le suffixe isme marque la tendance). Tendance a tout considérer par rapport a soi. Opinion courante : vice de l’homme qui rapporte tout a soi, par suite d’une imperfection du « cœur » et de l’intelligence. On l’oppose à altruisme, abnégation, oubli de soi, vertu des « cœurs » bien places. (V. Altruisme.)
Chacun n’ayant qu’un cerveau, s’en sert comme il peut pour trouver la règle de sa conduite. Quelle que soit cette règle, il est évident qu’elle aura son origine dans le sujet pensant : il n’y a pas d’homme extérieur à soi-même. Le patriote défend le pays qu’il croit le sien ; l’exploiteur, l’état de choses dont il profile ; l’individualiste entend préserver sa petite personne, les querelles entre États n’étant pas « son affaire » ; l’artiste sent « quelque chose » qui le pousse à s’exprimer… tous agissent par besoins d’agir, pour durer : par égoïsme. Pourtant, c’est faire montre d’une grande imprudence, ou d’un cynisme impardonnable, que d’assigner publiquement a l’égoïsme la place qui lui revient. On veut être trompé, même consciemment ; sur la place de village, il faut absolument que le charlatan dise qu’il n’a d’autre but que de soulager la pauvre humanité ; personne n’est dupe, et pourtant, il lui en coûterait cher que de se passer de cette formalité d’hypocrisie. Les progrès immenses de la science moderne ne font qu’effleurer les foules prostrées ; dans l’attente intéressée de leur salut, elles se laissent priver de tout droit a l’existence. Il n’est donc pas question de partisans ou d’adversaires de l’égoïsme ; l’altruisme n’est que le déguisement pris par la volonté de vivre, l’instinct de conservation, pour se rendre acceptable dans une société cimentée d’hypocrisie : l’homme, qui est un loup pour l’homme, trouve toujours avantageux de jouer au berger. Tant de personnes battent monnaie de l’exploitation de leurs « sentiments nobles » et de ceux de leurs congénères, qu’il semble sacrilège de les mettre en doute ; et comme les dupes préfèrent généralement leur innocente ignorance aux tracas de la lutte, le règne des mots semble bien loin de cesser. Le pis est que l’hérédité et l’adaptation au milieu semblent avoir incrusté certaines notions métaphysiques et profondément dans l’être humain, qu’il est commun de voir des personnes instruites et intelligentes s’efforcer de réhabiliter la morale, uniquement parce que l’évidence leur semble trop épouvantable. Et si les profiteurs de l’altruisme ont forgé de toutes pièces une conception du monde destinée à renforcer leur position, leurs victimes se sont montrées tout aussi consciencieuses, et pour parer leur déchéance, ont fabriqué par séries morales et théologies, toutes rivalisant de tracasseries et de subtilités. C’est cet imbroglio, casse-tête chinois capable de dégoûter du métier d’« être pensant », qui fit dire a Nietzsche : « Il faut d’abord pendre les moralistes ! »
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