N. B. — Cet exposé de l’individualisme égoïste de philosophie stirnérienne est le résumé de mes Réflexions sur l’Individualisme écrites vers 1900 et publiées en 1910. Comme on le verra par l’étude que je donne plus loin sur le Socialisme individualiste [pages 1002 à 1004 de L’Encylopédie Anarchiste (pdf), 1934], je me suis, depuis, détaché de cette tendance, tout en demeurant, selon moi, foncièrement individualiste. — M. D.
INDIVIDUALISME (Anarchisme-égoïste)
[L’Encyclopédie anarchiste, pp. 992-998]
Il est peu de mots qui soient, plus diversement interprétés que celui d’« individualisme ». Il est, par suite, peu d’idées plus mal définies que celles représentées par ce vocable. L’opinion la plus répandue et que les ouvrages d’enseignement populaire se chargent, de confirmer, c’est que l’individualisme est un « système d’isolement dans les travaux et les efforts de l’homme, système dont l’opposé est l’association ».
Il faut reconnaître en cela la conception vulgaire de l’individualisme. Elle est fausse et, en outre, absurde. Certes, l’individualiste est l’homme « seul », et on ne peut le concevoir autre. « L’homme le plus fort est l’homme le plus seul », a dit Ibsen. En d’autres termes, l’individualiste, l’individu le plus conscient de son unicité, qui a su réaliser le mieux son autonomie, est l’homme le plus fort. Mais il peut être « seul » au milieu de la foule, au sein de la société, du groupe, de l’association, etc., parce qu’il est « seul » au point de vue moral, et ici ce mot est bien synonyme d’unique et d’autonome. L’individualiste est ainsi une unité, au lieu d’être comme le non-individualiste une parcelle d’unité. Mais la grossièreté des incompréhensifs n’a pu voir la signification particulière de cette solitude, ce qu’elle a d’exclusivement relatif à la conscience de l’individu, à la pensée de l’homme ; elle en a transposé le sens et, dans son habitude du dogmatique et de l’absolu, l’a attribué aux actions économiques de l’individu dans le milieu social, faisant de lui un insociable, un ermite, — d’où le mensonge et l’absurdité de la définition précitée. Que l’on dise « seul » avec Ibsen, ou « unique » avec Stirner, pour caractériser l’individualiste, les béotiens adopteront la lettre et non l’esprit de ces vocables.
Si cette conception vulgaire de l’individualisme est fausse, ce n’est pas du fait que les hommes qui se disent, dans le présent, individualistes vivent comme les autres en société, car les sociétés actuelles imposent à l’individu une association déterminée. L’individu subit cette association, mais là s’arrête sa participation, qui n’est nullement bénévole. De quoi l’on peut inférer que l’individualisme n’est pas un système d’isolement préconçu et n’est pas, par conséquent, l’opposé de l’association, c’est de ce que bon nombre d’anarchistes communistes, donnant enfin à l’expression de « communisme » un sens moins religieux, moins chrétien, s’affirment également individualistes. Max Stirner lui-même, une des lumières de la philosophie individualiste, préconise dans son livre L’Unique et sa propriété, l’« association des égoïstes ». Enfin, ce qui est surtout convaincant, c’est d’approfondir la question, après, quoi l’on voit qu’étant donné le caractère de l’individualisme, cette conception de la vie n’exige point dans sa pratique l’isolement physique ou économique des individus et, par suite, ne s’oppose pas à leur association.
Observez dans les sociétés actuelles la différence d’éducation des prolétaires et les privilégiés. Vous avez là tout le secret de la méthode du gouvernement. Un homme du peuple, issu de l’enseignement primaire, ignore, comme il le faut, ce qu’est réellement l’individualisme et surtout sur quoi il se fonde, il n’en a qu’une notion fausse ou aucune notion ; il ne s’en inspirera donc jamais pour se conduire dans l’existence ; il est voué à l’absorption par les forts ; c’est parfait, — au point de vue de l’État, ou plutôt de ceux qui pourraient dire avec quelque raison : « L’État, c’est nous. » Par contre, un homme de l’« élite », formé par l’enseignement secondaire ou supérieur, possède l’idée exacte de l’individualisme et de ses bases scientifiques. C’est pour lui la vérité même, mais la vérité qu’on garde pour soi. L’excellent struggler que voilà ! Il peut triompher : il a des armes et les autres sont désarmés. Car il s’en souviendra à toute occasion pour le mieux de ses intérêts et il continuera à l’égard du troupeau les errements de ses devanciers. Toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire !
De l’individualisme qui, par essence, est libertaire, il fera une philosophie bâtarde et à double face (activité en haut, fatalisme en bas de la société), justifiant tous les méfaits de la classe régnante. De là la distinction relativement juste que l’on a été contraint de faire, pour être compris d’un public mal informé, entre l’individualisme libertaire et l’individualisme bourgeois ou autoritaire. Mais, en définitive, il n’est qu’un individualisme, qui est essentiellement libertaire, foncièrement anarchique.
Alors que l’individualisme libertaire, l’individualisme réel donne des armes aux faibles, non de manière à ce que devenus plus forts ils oppriment à leur tour les individus demeurés plus faibles qu’eux, mais de telle façon qu’ils ne se laissent plus absorber par les plus forts, — le prétendu individualisme bourgeois ou autoritaire s’efforce uniquement de légitimer par d’ingénieux sophismes et une fausse interprétation des lois naturelles les actions de la violence et de la ruse triomphantes.
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Tel que le comprend la philosophie individualiste, l’individu, capacité potentielle d’unicité et d’autonomie, n’est pas une entité, une formule métaphysique : c’est une réalité vivante. Ce n’est point, comme l’avait cru Fichte critiquant l’« unique » de Stirner, un Moi mystique, abstrait, dont le culte ridicule et néfaste aboutirait à la négation de la sociabilité qui est cependant une qualité innée de l’homme et, engendre des besoins moraux qu’il faut satisfaire sous peine de souffrance. Avec ce caractère religieux bien particulier, l’individualisme équivaudrait à un stupide isolement systématique, ainsi qu’à une lutte barbare et incessante où l’homme perdrait, tout acquis ancestral et toute possibilité de progresser. Le culte de ce Moi abstrait engendrerait l’esclavage, de même que du culte du Citoyen — L’Homme du positivisme (par la capitale à l’article et au substantif, j’exprime ici la « sainteté » des idées selon l’esprit des religions mystiques ou positives) — est née la servitude moderne, caractérisée par la contrainte associationniste et solidariste de la société actuelle qu’impose l’État aux individus.
Certes non, le moi individualiste n’est pas une abstraction, un principe spirituel, une idée ; c’est le moi corporel avec tous ses attributs : appétits, besoins, passions, intérêts, forces, pensées, etc. Ce n’est pas Le Moi, — idéal ; c’est moi, toi, lui, — réalités précises. Ainsi la philosophie individualiste se plie à toutes les variations individuelles, celles-ci ayant pour mobile l’intérêt que l’individu attache aux faits et aux choses et pour régulateur la puissance dont il dispose. Elle instaure par cela même une harmonie naturelle, plus vraie et plus durable que l’harmonie factice et toute superficielle due aux religions, aux morales dogmatiques et aux lois, forces de ruse, aux armées, aux polices, aux bagnes et aux échafauds, forces de violence, dont disposent les autoritaires.
L’individualisme ne se meut que dans le domaine du réel. Il rejette toute métaphysique, tout dogme, toute religion, toute foi. Ses moyens sont l’observation, l’analyse, le raisonnement, la critique, mais c’est en se référant à un critérium issu de soi-même, et non à celui qu’il puiserait dans la raison collective en honneur dans le milieu, que l’individualiste établit son jugement. L’individualisme répudie l’absolu, il ne se soucie que du relatif. Enfin, il place l’individu, seule réalité vivante et unique, capable d’autonomie, comme centre dans tout système moral, social ou naturel. Moi, l’individualiste, je suis le centre de tout ce qui m’entoure. Aussi, ma dépense d’activité, toutes mes actions, raisonnées comme passionnées, méditées comme spontanées, ont-elles un but qui est toujours ma satisfaction personnelle. Quand mon activité se dirige vers autrui, je suis certain qu’en définitive son produit matériel ou moral me reviendra. Il ne tient qu’à l’autre qu’il en soit de même pour lui. J’ai une morale personnelle et je m’insurge contre La Morale ; je pratique une justice personnelle et je refuse le culte à La Justice, etc.
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La signification première de l’individualisme se résume donc en ceci, qu’il oppose aux entités, aux abstractions prétendument supérieures à l’homme et au nom desquelles on le gouverne, la seule réalité qui soit pour lui : l’individu, l’homme, — non L’Homme des positivistes, « essence de l’homme », l’individu citoyennisé, électeurisé, mécanisé, annihilé, — l’homme que je suis, que tu es, qu’il est : — soi.
À l’intérêt des divinités imaginaires, j’oppose mon intérêt. A toute prétendue Cause Supérieure, j’oppose ma cause.
De cette manière, tout ce qui, dans toute philosophie religieuse et conséquemment dans tout système social religieux, émanait de l’individu, inférieur, vile matière, méprisable atome, simple unité, pour aboutir à ces entités, à ces abstractions divinisées et demeurer leur propriété, l’individu étant ainsi dépossédé, — tout cela reste la propriété de l’individu ; les abstractions qui ont lieu d’être admises dans la mentalité humaine pour exprimer les rapports inter-individuels sont désormais dépourvues de leur fausse supériorité, de leur sainteté, réduites à leur rôle simplement utilitaire ; elles sont, dès lors, dépourvues de la nocuité dont on les avait dotées. Ainsi, plus de sacrifice de l’individu à La Société et à ses prêtres, à La Patrie et à ses prêtres, au Droit et à ses prêtres, à Dieu ou aux Dieux et à leurs prêtres. L’homme devient enfin le seul bénéficiaire de son travail, le propriétaire de toute chose dont la conquête motiva ses efforts et ses travaux.
Qu’est-ce que la société, sinon la résultante d’une collection d’individus ? Comment la société peut-elle avoir un intérêt (pourquoi pas aussi des appétits, des sentiments, etc.) ? Et pût-elle avoir un intérêt, comment celui-ci pourrait-il être supérieur et antagonique à l’intérêt des individus qui la composent si ceux-ci sont libres ? Quel non-sens ou quel hypocrite méfait n’est-ce pas, par suite, de façonner les individus pour la société au lieu de faire la société pour les individus ?
Ne pouvons-nous, individus, remplacer l’État par nos libres associations ? A la loi générale, collective, ne pouvons-nous substituer nos conventions mutuelles, révocables dès qu’elles sont une entrave à notre bien-être ? Avons-nous besoin des patries parcellaires qu’ont faites nos maîtres, alors que nous en avons une plus vaste : la Terre ?
Et ainsi de suite. Autant de questions que le libre examen de l’individualiste résout justement à l’avantage de l’individu. Sans doute, ceux qui vivent du mensonge, qui règnent par l’hypocrisie, les maîtres et leur domesticité de prêtres et de politiciens, peuvent être d’un avis différent parce que leur petit, très petit intérêt les y invite. Mais moi, individualiste et homme de labeur, dont ce n’est l’intérêt ni le vouloir de voler autrui, non plus que d’être volé par autrui, je ne puis penser comme eux et je m’insurge.
Ils se vengeront de cette insurrection en me discréditant. Soit. L’individualiste est abhorré des maîtres, des valets et de la masse moutonnière. C’est fort compréhensible. Et ce sera dans la norme tant que l’ignorance sera la reine du monde. Le penseur individualiste, s’il veut que justice soit rendue à son verbe et à ses actes, doit attendre un lointain âge de raison — sous l’orme évolutionniste ! Mais il n’a que faire de la justice des autres. La sienne lui suffit pour se satisfaire immédiatement.
L’individualisme étant généralisé, l’individu n’est nullement dépossédé et enchaîné : il est le propriétaire du produit de son travail et il est indépendant. Quant aux parasites qui ne vivaient que grâce à cette croyance en d’illusoires Causes Supérieures, exigeant l’holocauste d’un être inférieur, ils sont obligés de devenir des producteurs comme les autres — ou de disparaître.
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Comme nous l’avons dit et ainsi qu’on le verra par la suite, l’individualisme ne conduit ni à l’isolement aprioriste, ni à l’association obligatoire : il adopte le régime de la liberté. L’individualiste n’est ni un ermite ni une bête de troupeau : c’est un homme sociable, comme tous les autres hommes, d’ailleurs ; en quoi il se différencie d’eux sur ce point, c’est en jugeant que son instinct de sociabilité ne doit pas être pour lui une cause de malheur et d’esclavage, mais au contraire une source de joie ayant cours en liberté.
Le « maître » nietzschéen, maniaque de la « dureté », le « surhomme », que l’on prend trop volontiers pour un simple individualiste, est peut-être cela, mais est certainement aussi une bête féroce contre laquelle les hommes qui s’en tiennent au caractère humain auraient à se mettre en garde, si toutefois ce prétendu surhomme pouvait exister dans un monde libertaire. Notre individualiste, lui, est un être de raison, et si un instinct le poussait à la férocité, ce qui est invraisemblable, ou au moins serait exceptionnel, sa raison lui ferait vite saisir qu’il est de son intérêt de n’être pas la bête de proie exaltée par le chantre à la fois génial et fou de Zarathustra. La situation de bête de proie n’est pas éloignée de celle de proie.
Qu’on distingue la nuance : ce n’est pas parce que les actes naissant du déchaînement de cet instinct sont qualifiés « mal » par une morale dogmatique quelconque qu’il ne les perpétrera point, non plus qu’il n’en accomplira d’autres d’ordre contraire parce qu’ils sont étiquetés « bien », mais parce qu’il sera de son intérêt de ne point perpétrer les uns et d’accomplir les autres, parce qu’ainsi il satisfera dans la mesure de la liberté qui lui est dévolue naturellement — c’est-à-dire de sa capacité, de sa puissance — son égoïsme, dont l’intérêt primordial réclame la vie.
Vivre est en effet le seul but de ma vie. Mais vivre, c’est être heureux. Or le bonheur ne se trouve pas dans une lutte meurtrière, dans la sauvagerie primitive. Les individus ont donc intérêt à l’entente, à la concorde, à la paix, mais ils ne seront aptes à conquérir ces biens que lorsqu’ils sauront. Savoir, — savoir pourquoi et comment ils agissent, connaître le mobile véritable et le but naturellement légitime de leurs actions, voilà qui aidera les hommes à se délivrer des causes de discorde et donnera à l’inévitable lutte pour la vie un caractère pacifique. Ainsi la vie acquerrait une sincérité et une facilité que la pratique des morales dogmatiques ne peut donner.
Dans l’individualisme réside la conception réaliste de l’existence, puisque cette conception prend ses racines philosophiques dans l’observation de la nature, dans la science expérimentale, dans les vérités acquises, démontrées, vérités dont elle pousse les conséquences vitales jusqu’à l’extrême limite compatible avec la raison humaine, étant entendu que cette raison — qui est celle de chacun et non La Raison, la déesse Raison — n’exclut pas la passion, dont elle est au contraire l’auxiliaire. À cette limite se trouve le bien-être relatif de l’homme évoluant, dans une liberté qui a pour régulateur le propre intérêt de l’individu. C’est dire que l’individualisme est aussi une conception rationnelle — non pas rationnelle à la façon des libéraux, beaucoup trop « raisonnable », mais à la manière des libertaires, infiniment moins « raisonnable » !
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Une de ces vérités définitivement acquises est à la base de la philosophie individualiste, c’est celle de l’égoïsme seul moteur des actes humains. L’égoïsme ! Quel mot méprisé, hypocritement méprisé ! Quel sentiment honni, vilipendé de nos professeurs de morale et de la masse suiveuse ! Tartufe veille ! Cependant, l’égoïsme commande toutes nos actions dans nos rapports avec autrui et il n’est pas un de ceux qui témoignent à son sujet cette sainte horreur, qui ne l’ait en lui-même et ne le ressente à un degré quelconque, sans jamais cesser de lui obéir. Lors même qu’il semble que l’homme ne se livre pas à son égoïsme, il s’y livre absolument. Les moralistes, naturellement, nous assurent que l’égoïsme est un « vice », le « vice de l’homme qui rapporte tout à soi ».
Nous disons que l’égoïsme est une vertu, non dans le sens religieux que la morale dogmatique attribue au mot « vertu », mais dans celui que lui donne le scientiste : c’est une force, une vertu vitale qui s’affirme en l’homme dès sa naissance, et se précise et fortifie à mesure que la conscience de soi grandit chez lui. Plus il est atténué, moins l’homme a de force combative, de volonté de vivre, plus il est apte au sacrifice de soi aux forts qui tenteront de le subjuguer. Plus il est accentué, plus l’homme possède virtuellement de vie en lui, plus il a de volonté de vivre.
C’est de l’égoïsme que veut parler Nietzsche lorsque, fort justement, en refaisant la table des valeurs morales, il place au premier plan la « volonté de puissance », et c’est pour conserver à l’homme cette force vitale qu’il condamne la « morale d’esclaves » issue du christianisme. Où est l’erreur, c’est lorsqu’il assimile puissance à domination et oppose à la morale d’esclaves la « morale de maîtres ». Que ne lui a-t-il opposé simplement une morale d’hommes libres ? Sa conception de l’existence n’eût pas abouti à la sauvagerie, à la tyrannie, à l’esclavage, à un idéal social qui, réalisé, vaudrait peut-être moins que l’état actuel.
Dès que l’on s’est rendu compte de cette identité de l’égoïsme et de l’énergie vitale, de cette parenté étroite entre l’égoïsme et la vie, on conçoit que tous ceux qui vivent en parasites, grâce à l’existence d’un prolétariat forcément ignorant, ont intérêt à persuader leurs esclaves de l’existence en eux, parasites, de l’esprit de sacrifice, d’abnégation, de dévouement, de l’altruisme enfin, — ensuite à s’efforcer de faire naître artificiellement cet altruisme chez lesdits esclaves. C’est à cet effet qu’ils présentent l’égoïsme à l’homme dès l’enfance comme un sentiment ignoble, dont chacun doit se débarrasser pour parvenir à un prétendu état de dignité morale, de pureté de sentiments, de grandeur d’âme, qui n’est qu’un état de faiblesse imbécile. Avec le prêtre théiste, il faut être un bon sujet de Dieu ; avec le prêtre social, il faut être L’Homme, Le Citoyen. Cela revient au même : en aucun cas il ne faut être soi.
Mais, heureusement, bien que par cette œuvre d’asservissement, vieille comme la civilisation, ils soient parvenus à un résultat qui n’est que trop appréciable, nos moralistes n’ont pu vaincre absolument la nature en l’homme. Nous avons dit que nul être vivant n’échappe à ses lois. « Chassez le naturel, il revient au galop. » À chaque nécessité pressante, l’égoïsme exige la priorité sur tout autre sentiment artificiel, créant ainsi ces conflits intérieurs qui mettent a mal l’homme moderne, saturé de préjugés et de respects, empreint de religiosité, déshabitué de toute volonté naturelle, libre, passionnée, et chez qui la nature est en lutte permanente avec la morale dogmatique et antinaturelle.
L’égoïsme affirmé, c’est l’altruisme nié.
J’ai beau retourner, analyser les actes humains, je ne puis en trouver un seul qui ne soit inspiré par l’égoïsme, autrement dit qu’il n’ait pour objet le contentement de celui qui agit, et je ne puis imaginer un individu qui, à moins que d’être malade ou dément, donne de soi à autrui sans avoir, au préalable, assuré la satisfaction de son moi, au moins dans les limites où s’impose le besoin plus impérieux de sa propre conservation. Que, étant donné certaines circonstances, l’acte d’un individu, tout en le satisfaisant personnellement, contente également l’égoïsme de l’autre à qui il s’adresse, cela est non seulement possible, mais arrive fréquemment et il est nécessaire qu’il en soit ainsi pour que puisse vivre la libre association des égoïstes que nous prévoyons. Mais il n’y a là rien de ce qu’on pourrait appeler altruisme, ou encore désintéressement, puisque l’individu a eu pour seul motif d’action la volonté de satisfaire sa passion.
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Ayant constaté que l’égoïsme est l’unique moteur des actions humaines, la philosophie individualiste instaure une morale libertaire basée sur l’égoïsme ; mais, reconnaissant que celui-ci se satisfait différemment selon le degré d’évolution qu’a atteint l’individu, elle recommande à l’homme l’acquisition intensive de science en vue d’une connaissance toujours plus étendue et plus précise de l’intérêt réel. À l’homme sciencé, il apparaîtra en bonne logique que son intérêt n’est nullement dans le sacrifice altruiste, dans la religion, mais dans la satisfaction égoïste, dans l’irréligion. En outre, ayant observé non seulement l’inégalité naturelle entre les hommes, l’existence de forts et de faibles, mais aussi que la force des premiers n’acquiert pour eux-mêmes de valeur effective que grâce à l’appui des faibles subjugués par le moyen religieux du devoir, elle met, en lumière le mensonge du « droit » et dénie à l’autorité toute autre origine que la force et, en conséquence, toute légitimité. Par suite, elle répudie la soumission bénévole à cette autorité, que ce soit en acceptant d’être dirigeant où d’être dirigé.
Qu’on ne l’oublie pas, l’égoïsme humain — qui ne disparaîtra qu’avec l’espèce — est l’obstacle à la possibilité de la « bonne autorité » et à l’existence des « bons bergers ». Il ne peut y avoir qu’une mauvaise autorité et tous les bergers seront toujours de « mauvais bergers ». Tant que chaque individu n’aura pas été nourri de la philosophie individualiste et qu’il ne pourra en conséquence opposer son égoïsme — conscient et sciencé — à l’égoïsme envahisseur, il y aura des maîtres et des esclaves, infailliblement.
En somme, la morale individualiste vise à une adaptation de la société à la nature pour aboutir au bonheur relatif de l’individu. Que sera cette morale individualiste ? Oh ! elle sera très immorale ! Tout d’abord, elle ne s’enseignera pas — et néanmoins elle se pratiquera. Elle sera donc le contraire de la morale dogmatique. Elle sera une résultante de l’enseignement scientifique et de l’exemple du milieu éducatif. On évitera d’enseigner la morale, on se contentera d’en faire naître la libre pratique. Ainsi, on ne dira pas à l’homme : « Sois égoïste », mais on lui dira : « Les hommes agissent naturellement par égoïsme ». II y a un abîme entre ces deux phrases, entre cet ordre, et, cette constatation. Ainsi, on ne substituera pas un dogme à un autre dogme ; on instruira l’homme et sur la science acquise il bâtira sa propre morale, sa morale d’unique et d’autonome, — morale individualiste et libertaire.
Quand, par exemple, vous entendez crier : « Guerre à la guerre ! » soyez certain que celui qui profère ce cri pense fort peu à autrui et que, du profond de lui-même, fermement, il clame : « Vive ma vie ! » Si l’on veut aller au fond de la chose, on constate donc que ce qui pousse l’homme à l’antimilitarisme, au pacifisme et à l’anti-patriotisme théoriques et à conformer parfois ses actes à ses pensées, c’est l’intelligente et estimable « lâcheté » qui fait que l’homme tient à la vie, à sa vie, parce qu’il n’y a qu’une vie.
— Cet homme est un lâche, dira le moraliste. Pourquoi ? Est-ce que le moraliste sait pourquoi ! Il répète des phrases que jadis d’autres ânes récitèrent à ses oreilles. Cependant, nous savons que cet homme est un « lâche » parce qu’il refuse de sacrifier sa vie à la défense des intérêts des maîtres, à la sauvegarde de leur propriété. Voilà où l’utilité de la morale dogmatique se fait sentir… pour les maîtres.
Eh bien ! j’aime ce « lâche » qui veut son franc-aller et qui tient à ne pas disparaître du banquet de la vie, quelque infortuné convive qu’il y figure. C’est un héros simple et humain. C’est un homme en qui l’égoïsme vit, irréductible, et qui l’oppose à l’égoïsme perfide et autoritaire des prêtres de la religion qui lui ordonne de tuer et de se faire tuer.
Voyez ce que sa morale fait de lui : un être autonome. Il est isolé. Sans doute. Mais il ne tiendrait qu’à vous, moralistes, qu’il ne le fut pas. Et alors, représentez-vous l’immensité du résultat si cet individu se multipliait en tous pays, devenait le nombre.
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La morale dogmatique est nécessairement une morale issue d’une philosophie religieuse ; c’est la morale religieuse du droit et du devoir. La morale libertaire de l’individualisme est la vraie morale scientifique ; c’est la morale irréligieuse du plaisir, de l’intérêt et de la puissance. Or il est de la nature de l’homme de s’inspirer, avant d’agir, de ces trois mobiles, que l’on peut, en dernière analyse, réduire à un seul : l’intérêt. Nous sommes donc bien d’accord avec la nature…
Le préjugé qui s’attache à l’idée d’égoïsme fait de ce sentiment l’opposé de la bonté. Nous avons déjà dit que cette conception est erronée et. expliqué à quel intérêt de prêtre elle doit sa naissance. Il est certain que l’intérêt réel de l’homme ne peut être dans la douleur d’autrui. Au contraire, l’observation nous montre qu’à mesure qu’il se débarrasse des chaînes qui entravent la libre dépense de son activité, le libre jeu de son égoïsme, l’homme souhaite plutôt voir la joie chez autrui comme en soi-même. Aussi bien n’y a-t-il que des fous, des malades, des dégénérés qui puissent avoir le désir anormal de faire le mal pour le plaisir du mal : M. de Sade n’est généralement pas considéré comme un parangon de santé.
Mais encore, deux causes peuvent contraindre l’homme, s’il n’a pas une sensibilité affinée qui le retienne, à faire le mal à autrui : la nécessité économique — et le sectarisme religieux ou fanatisme.
Il y a lieu de penser, si l’on n’a pas le cerveau racorni d’un moraliste, que ces contraintes étant disparues, l’homme ne commettrait plus le mal puisque rien ne l’y obligerait plus. Mais, au cas improbable où, dans un milieu de liberté où les forces se trouveraient équilibrées, un individu voudrait tenter de faire le mal par plaisir, le souci de son intérêt l’en empêcherait, car il n’en pourrait résulter pour lui que la réciproque, et ce d’autant plus qu’aucune loi n’existerait qui le protégeât et le privilégiât comme aujourd’hui. Autant dire qu’avec les lois, les institutions autoritaires et les esclaves, soutiens de l’ordre gouvernemental, — les possibilités d’actions mauvaises seraient abolies. Il n’est donc pas nécessaire de moraliser dogmatiquement l’homme pour éviter le mal. Nul besoin n’est de le travailler dans le sens d’une bonté dogmatique qui, aussitôt assimilée par lui, se transforme en haine et en faiblesse. La vie assurée, le bien-être économique, c’est-à-dire la liberté physique, d’une part, et la science dans tous les cerveaux, autrement dit la liberté intellectuelle et morale, d’autre part, — au total la force, la puissance universalisée, voilà le sol fécond où s’épanouira la bonté… Qu’aucun homme n’attende d’autrui son bonheur. Qu’il en soit le propre artisan. Mais pour cela il faut que l’homme soit à la fois puissant et libre. La science seule peut lui donner la force et la liberté. Ce qu’il faut greffer sur la nature, en lui, c’est la science et non la morale. Celle-ci vient ensuite d’elle-même, telle qu’on la doit normalement concevoir : comme une résultante — et personnelle.
Ainsi, nous ne répudions pas la bonté. Loin de là, nous voulons qu’elle devienne une nécessité égoïste, qu’elle soit le los à la vie que clame l’égoïsme satisfait et joyeux. Mais nous ne pouvons assimiler la pratique de la bonté libre et naturelle, satisfaction égoïste, à l’accomplissement du devoir, sacrifice de l’artificiel altruisme. Tout au plus pourrait-il être utile de faire naître éducativement l’amour de la vie dans la conscience de l’individu, afin que la vie (avec la joie, génératrice d’une existence toujours plus haute et plus longue, comme bien, — et la douleur, abrégeuse et rétrécissante, comme mal) soit comme le critérium de bonté destiné à guider les intelligences attardées dans le chaos des actes humains, tous équivalents en la nature. La valeur morale et sociale d’un acte se pourrait ainsi mesurer à la quantité de vie qu’il fait naître et entretient ou qu’il anéantit, c’est-à-dire par la joie ou la douleur qui en découle. Et ce serait à l’aide de cet étalon, interprété en outre selon son sentiment, que l’individu fixerait la nature de ses rapports avec autrui, considéré comme associé, indifférent ou adversaire.
Il n’est pas nécessaire d’être chrétien pour appliquer la maxime : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fût fait. » Il suffit pour cela d’être un égoïste sage et prévoyant. Mais il faut compléter cette formule négative par celle positive que voici : Agis envers autrui comme l’autre agit envers toi. Voilà la clef de voûte de la morale libertaire de l’individualisme, morale de réciprocité et de solidarité réaliste, morale de justice égoïste.
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Après avoir démontré le mécanisme du devoir, montré dans quel but cette machine est mise en fonction et pour qui elle travaille, il importe de démolir à son tour la fiction mensongère du « droit » qui concourt aux mêmes fins. Le droit positif est imaginé par la force de ruse pour justifier ses attentats sur la faiblesse. Dépouiller le travailleur n’est pas un acte de la force triomphante : c’est un acte du plus pur droit ! La science du droit positif enseigne la manière d’y procéder.
Un gros usinier prélève chaque jour la presque totalité du bénéfice issu du labeur de ses ouvriers, en jetant à ceux-ci un salaire dérisoire qui leur permettra de ne mourir que lentement de faim, de fatigue, d’alcoolisme et de tuberculose : le gros usinier n’est ni un assassin ni un voleur ; c’est un honnête homme, il est d’accord avec le droit. Un miséreux, l’un des ouvriers qu’a usés l’usinier, reprend à celui-ci une parcelle du… prélèvement légal qu’il a opéré sur le produit de son labeur : c’est un voleur, il est hors le droit.
Le droit positif est exprimé par les lois. Les lois, comme tout le reste du système social, sont élaborées en vue d’une fin unique : assurer le maintien de la force au pouvoir, c’est-à-dire, actuellement, protéger la propriété, la richesse privée, le vol capitaliste, même au détriment de la vie. Car la propriété a trouvé son origine dans la force, c’est par la force qu’elle se conserve et elle reproduit la force au profit du propriétaire. Ecoutez Proudhon : « La propriété, c’est le vol. » Ecoutez Sismondi : « La plus grande partie des frais de l’établissement social est destinée à défendre le riche contre le pauvre, parce que, si on les laissait à leurs forces respectives, le premier ne tarderait pas à être dépouillé. » Concluez, en vous rappelant que l’État a pour mission avouée de protéger la faiblesse contre la force et de dispenser la justice. Concluez, et vous verrez que sa mission réelle n’est pas avouable.
Qu’on n’oublie pas non plus que le prolétariat est la majorité par qui l’État pourrait ne pas être. L’État ayant prétendument pour but l’instauration du droit dans la société, on voit de suite quelle importance il y a pour nous à faire connaître au prolétariat sur quel mensonge repose la fiction du droit, alors que c’est en réalité la force qui préside aux actions, tant naturelles que sociales, de l’homme. Le droit est en ce moment au service de la propriété. Mais la propriété n’est qu’une des formes actuelles de l’autorité et peut, comme sous le régime collectiviste, faire place à une seule forme d’autorité : l’autorité représentative (qui, souvent, n’est pas éloignée de l’autorité purement dirigeante), ainsi que, par exemple, l’exercent de nos jours le chef militaire, le juge, etc. Le droit positif sera au service des maîtres de demain, comme il est au service de ceux d’aujourd’hui, si les esclaves d’aujourd’hui le permettent demain, et cela se perpétuera tant que les esclaves admettront l’existence du droit et par ce fait consentiront à leur esclavage.
Au droit positif, on oppose volontiers le « droit naturel ». Qu’est-ce donc que le droit naturel ? Selon le verbe de ses prêtres, c’est Le Droit — et c’est une fiction métaphysique dont les faits, à chaque instant, dénoncent l’irréalité. Le droit est un mot vide de sens, puisqu’il n’est pas d’exemple dans la nature ou dans la société que le conventionnel droit, invoqué ait jamais été respecté, ait jamais triomphé, s’il n’était adjuvé de la puissance, de la force. Le droit, n’a donc que la valeur d’une virtualité dont la réalisation active est soumise à des circonstances, à des éventualités ; il n’existe par conséquent pas à l’absolu, en tant que « Droit », ainsi que nous avons été préparés dès l’enfance à en comprendre l’idée — fausse.
Dans la lutte des peuples, que fut le droit du Gaulois devant la force du Romain, le droit de l’Arabe et du Madécasse devant la force du Français, le droit du Cafre devant la force du Boër, le droit du Boër devant la force de l’Anglais, le droit du Chinois devant la force des coalisés européens, américains et japonais ? Qu’est le droit de la minorité en présence de la puissance de la majorité, le droit du soldat devant le pouvoir du chef, le droit du pauvre auprès de la force du riche ?
Rien.
Et remarquez que le fort ne se réclame jamais de la force, mais, lui aussi, du droit. Les forts, sachant bien que les faibles — faibles d’un jour — n’accepteraient pas bénévolement les effets de la force, avoués tels par les forts du jour, ont toujours doré leur « pilule » avec le droit. C’est au moyen du droit invoqué par eux que les tyrans et les foules aveugles qui travaillaient pour leurs maîtres ont conquis par la force. Les individus pris isolément procèdent de même.
Si l’on veut considérer dans le droit la faculté d’agir, le pouvoir de faire, on est bien obligé de conclure que le droit est uniquement constitué par la force. Mais alors, à quoi bon parler du droit ? Le droit est donc, lui aussi, un fantôme qui s’évanouit à la lumière de la raison ?
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L’individualisme, conception réaliste, vériste, ignore le droit comme le devoir et ne connaît que des intérêts et, des volontés servis par des forces. « Faites-vous forts pour être libres », dit-il aux hommes.
Ainsi donc les prolétaires — les faibles actuels, de par l’ignorance qui les enserre, — en reconnaissant l’existence du droit, donnent dans la même duperie qu’en proclamant la vie sacrée. Ils n’ont rien à attendre des maîtres de l’autorité possédante ni de ceux de l’autorité représentative. Ergoter sur le droit est du temps perdu, c’est-à-dire la vie perdue. Ils n’auront jamais le droit pour eux tant qu’ils se montreront faibles. S’ils veulent s’émanciper et se satisfaire, c’est en se faisant forts et en mettant leur force en action au service de leur intérêt — de leurs intérêts communs — qu’ils y parviendront.
Le droit et le devoir, en régime de liberté, d’anarchie, feraient place aux conventions entre individus ou associations. Les individus se reconnaîtraient peut-être, si l’on veut utiliser ces mots, des devoirs et des droits, mais combien, pris dans notre sens strictement utilitaire, relatif et variable, d’obligation volontaire et de rémunération, ces vocables sont éloignés de la signification qu’ils ont dans la mentalité des religieux ! Cette libre justice, effectivement contractuelle, variant avec les individus et les groupements, selon les intérêts et les affinités, a bien son point de départ dans l’individu, dans chaque moi, et elle lui est soumise. Les individus qui pratiqueraient cette justice, relative ne seraient pas des religieux de La Justice, ce seraient des hommes libres instaurant la toujours muable justice égoïste.
C’est d’un premier acte collectif de justice égoïste que résultera le renversement de la société capitaliste, quand les prolétaires auront enfin compris et appliqué cette idée que leur suggère Max Stirner dans L’Unique et sa propriété : « Les ouvriers disposent d’une puissance formidable ; qu’ils parviennent à s’en rendre bien compte et décident à en user, rien ne pourra leur résister : il suffirait qu’ils cessent tout travail et s’approprient tous les produits, ces produits de leur travail qu’ils s’apercevraient être à eux, comme ils viennent d’eux. »
Insoumis à la contrainte du devoir et débarrassé de la trompeuse confiance dans le droit, voilà l’individu capable de liberté, car il a pris conscience de sa force. Il peut évoluer sans crainte au sein des forces associées ou adverses. Mais rien ne permet de supposer que dans un milieu où cette sagesse est conçue et vécue il y ait des forces ennemies, puisque l’antagonisme naît de deux causes qui seraient disparues avec l’autorité : le fanatisme et le malaise économique. L’intérêt bien compris de chaque égoïsme fait qu’il n’y a plus que des forces associées. La concurrence s’harmonise. Les hommes sont devenus aptes à l’association individualiste.
La présente étude a été conçue avec l’objet de donner un aperçu succinct de la doctrine de l’individualisme libertaire et de démontrer que, contrairement au préjugé qui représente l’individualisme comme opposé à toute entente avec autrui, à toute association, la conséquence pratique de la philosophie individualiste est l’association, mais une association sans pareille jusqu’à ce jour, où l’un des associés n’aura ni la tentation, ni la possibilité de « rouler » les autres. On a déjà pu se rendre compte, par l’analyse que nous avons faite de l’individu et de ses rapports avec autrui, que l’association des hommes libérés de droit et de devoir est concevable, et reconnaître que ce genre d’association doit être logiquement le but des efforts des hommes intelligents. Il nous reste à donner une idée théorique aussi précise que possible de ce que serait cette association.
La société capitaliste que nous subissons actuellement est une forme d’association autoritaire, anti-individualiste, où la solidarité est obligatoire (ce qui explique que J.-H. Mackay la qualifie de communiste), comme en témoignent toutes les institutions sociales : législatives, judiciaires, propriétaires, militaires, patriales, etc., etc. Grâce à la logomachie où se complaisent les partis politiques, les collectivistes la qualifient d’individualiste de par la fausse acception du mot « individualisme » signalée au début de cette étude, et ils évitent soigneusement d’ajouter la qualification complémentaire : « autoritaire » ou « bourgeoise », parce que cela consacrerait une distinction là où ils ont intérêt à établir une confusion.
Une société usurpatrice comme la société capitaliste est vouée à la mort que lui donneront ses prolétaires dès qu’ils en auront la force. La société collectiviste est une autre forme d’association autoritaire, également anti-individualiste, dont la contrainte solidariste se présenterait sous d’autres formes, évidemment, mais n’en existerait pas moins. Son joug se ferait sentir d’une manière moins féroce : on y paierait moins en mots et plus en subsistances, mais on y supporterait encore, vraisemblablement, des parasites.
Pourrons-nous éluder la période collectiviste pour passer directement à l’association individualiste ? Ou bien sommes-nous destinés par la nature même de notre évolution à connaître le joug décadent du collectivisme ? C’est le secret de demain. Cette dernière hypothèse, pourtant, paraît probable. En ce cas, notre intérêt s’exprimerait dans le souhait de sa proche réalisation, — d’ailleurs préparée, semble-t-il, par le capitalisme lui-même en œuvres organiques, — car cette société aurait ceci d’excellent pour les individus aspirant à l’autonomie, que ses cadres et ses rouages autoritaires seraient relativement faibles et faciles à briser et qu’elles tiendraient prêtes pour le moment de l’affranchissement véritable les organisations de production, d’échange et de consommation nécessaires à l’existence de l’association individualiste. La victoire du collectivisme sur le capitalisme attesterait simplement le désir d’émancipation qui aurait mû imparfaitement le prolétariat. Cependant, et bien qu’il laissât subsister encore des parasites, le collectivisme réalisé marquerait une étape dans la marche vers le seul idéal capable d’être soumis à l’individu, représentant exclusivement sa chose sociale et duquel il ne puisse jamais devenir la chose : l’association individualiste, — l’ « association des égoïstes ».
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Nous avons vu que l’individualisme est nettement opposé à l’association obligatoire qu’impose l’État d’aujourd’hui et qu’imposera celui de demain, mais il accepte, que dis-je, sienne propre est l’association librement contractée entre individus. À l’association obligatoire il oppose l’association libre. L’individualiste ne veut point servir à l’association considérée comme fin, sacrifier quoi que ce soit de son individualité à l’intérêt illusoire de l’association, — principe socialiste et autoritaire. Mais il veut que l’association lui serve, à lui, individu se considérant comme fin ; il veut l’employer selon son intérêt réel, — principe individualiste et libertaire. En résumé, l’association est pour lui un moyen de sa vie, et non le but de sa vie.
Avec le socialisme, religion de La Société (socialisme capitaliste d’aujourd’hui, expression cynique de l’égoïsme asservisseur du bourgeois actuel, du bourgeois possédant — ou socialisme collectiviste de demain, expression voilée du même égoïsme asservisseur de nouveaux bourgeois, les représentants mués en dirigeants), l’individu est sacrifié, au nom d’un prétendu intérêt général ou collectif absolument illusoire, à l’intérêt des possédants ou des dirigeants, des maîtres, des forts, en un mot des puissants. À lui de se rendre aussi fort et aussi puissant que ceux-ci, il lui suffira d’en avoir la volonté agissante pour le devenir ; alors il sera son propre maître, le maître de soi, et, par surcroît, avec la généralisation d’une telle attitude, d’elle-même l’harmonie sera établie dans la société.
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Sous le régime socialiste (capitaliste ou collectiviste), préconisé par les prêtres de l’idée religieuse de Société, la prospérité de l’association est le but de la vie de l’individu, la vie de l’individu est le moyen de l’association. Les profiteurs sont dans la coulisse. Avec l’individualisme libertaire, l’individu, enfin irréligieux, n’a plus à s’immoler à l’association, puisqu’il n’y participe que dans la mesure de sa libre volonté et suivant ses besoins. La prospérité de sa vie est le but de son association, son association est le moyen de sa vie. Les profiteurs disparaissent.
Le sacrifice de l’individu au fantôme Société s’obtient par un de ces bluffs qui nécessitent chez la victime un « poirisme » absolu : il consiste dans la « subordination de l’intérêt particulier à l’intérêt général ».
L’intérêt général — abstraction — ne devrait jamais être en discordance avec les intérêts particuliers, dont il devrait être l’exacte expression dans un monde bien organisé ; mais en ce cas il serait inutile de l’invoquer. L’intérêt général est donc un mensonge : il n’existe que des intérêts particuliers. Admettons cependant un instant son existence. Il y a bien actuellement divergence entre le prétendu intérêt général invoqué pour obtenir le sacrifice de l’individu — et l’intérêt de celui-ci. Une preuve de cette vérité repose dans ce fait, que les moralistes enseignent aux hommes à « voir plus haut que leur petite personnalité » et qu’ils disent carrément que « le bon citoyen doit subordonner son intérêt personnel à l’intérêt général » (à l’intérêt de La Société, de La Patrie, etc.). Mais cherchez ce que dissimule cet « intérêt général » : les intérêts particuliers des maîtres, de leurs prêtres et autres valets associés dans l’État. L’État n’est qu’une ridicule église où l’on dit des messes à la « raison collective », l’État est encore une « association de malfaiteurs ».
Chaque fois que votre intérêt personnel est en désaccord avec l’intérêt général qu’on vous oppose et auquel on veut vous sacrifier, prolétaires, il vous appartient de rechercher quels parasites bénéficient de la différence : traduite en pécune, elle entre dans leurs coffres-forts.
Enfin, il n’est nul besoin d’insister sur ce que nul ne s’avise de contester, à savoir : que l’homme est un animal naturellement sociable, non seulement par besoin moral et sentimental, mais encore physique, économique et intellectuel. Il est inutile de répéter ce que chacun sait : que l’association multiplie les jouissances de l’homme en même temps qu’elle diminue ses peines. Tant par intérêt réfléchi que par tendance instinctive, l’association se présente donc à l’individu comme un moyen de vivre d’une vie plus large et plus haute.
La sagesse individualiste ne portera pas l’homme à répudier le principe d’association sous le prétexte que jusqu’à ce jour on en a dénaturé le sens, mais, au contraire, elle l’incitera à organiser son association de telle manière qu’elle soit sa chose et qu’il ne puisse être sacrifié au nom de cette chose à l’intérêt d’autrui.
Manuel DEVALDÈS